Pour tout curieux se penchant sur l’histoire la plus ancienne de Rochecorbon, la piste du Portus rupium apparaît nécessairement.
Qu’est-ce que ce mystérieux Portus rupium ? La traduction française communément donnée de cette expression latine est le port des roches, ce qui désignerait un ancien port médiéval donnant sur la Loire, situé à proximité d’un autre endroit désigné par le même mot roche, à savoir Rochecorbon.
Ce serait une information de premier plan pour cette commune, à la condition bien évidemment que cette expression soit exacte et son interprétation démontrée. Or dans l’état actuel de nos connaissances, cela est loin, très loin, d’être le cas.
Voyons plus avant l’analyse qui peut en être fait.
Portus rupium
Si l’on en croit plusieurs sources (1) l’expression serait apparue dans une ou plusieurs chartes de l’ancienne Abbaye de Marmoutier. Ces chartes sont des textes relatant des accords ou des décisions de justice datant du moyen-âge et consignés sur parchemin. On dispose également souvent d’une copie de ces textes, collationnés au sein d’un chartier ou cartulaire, regroupement de tous les textes concernant une propriété, une châtellenie.
De chaque texte on peut ainsi disposer du document original (souvent détruits lors de la Révolution française dans le but d’éteindre les droits anciens), ou d’une copie plus ou moins fidèle, plus ou moins bien traduite du latin – français ancien – français moderne, plus ou moins interprétée.
Dans quelle(s) charte(s) se trouve l’expression Portus rupium et que désigne-t-elle ?
Pour avoir travailler presque deux années sur les textes moyenâgeux concernant l’origine et le développement de la commune de Rochecorbon (voir mes publications), je n’ai jamais rencontré cette expression ! Ce n’est pas faute d’avoir cherché, je dispose d’une importante collection de ces textes. J’ai exploré tout ce qui avait été publié : rien non plus.
Il existe une probabilité qu’un texte m’ait échappé, une probabilité bien plus infime qu’il puisse échappé à tous les médiévistes et chercheurs.
On signale que l’origine se situerait dans un livre consacré à la communauté des Marchands fréquentant la rivière de Loire et fleuves descendant en icelle. Ce livre a été publié en 1864, réédité en 1867, par Philippe Mantellier. Portes rupium serait cité dans le tome 1 page 27 en indiquant la date de 1344 pour ce port.
La citation est précise, elle est donc facilement vérifiable. Un petit tour sur Gallica et l’ouvrage est rapidement trouvé : Histoire de la communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire et fleuves descendant en icelle. Allons à la page 27 : rien. Ah !? Page 26 on retrouve bien l’année 1344 qui est celle du plus ancien texte concernant cette communauté, mais rien concernant notre expression. Il ne reste plus qu’à lire l’ouvrage entier – très intéressant par ailleurs – dans l’espoir de trouver trace de notre Portus rupium. Recherche vaine, même en l’élargissant aux tome 2 et 3 de l’ouvrage. On y parle bien du péage sur la Loire en place à Rochecorbon, mais aucunement de port. Cette source n’est donc pas exacte : elle n’évoque pas ce Portus rupium, en encore moins son apparition dans une charte de Marmoutier.
Deuxième source évoquée, un travail de recherche publié fin XIXe. Il est facile de le retrouver, il s’agit d’une recherche publiée en 1865 dans la très sérieuse Bibliothèque de l’Ecole des chartes sous la plume d’Emile Mabille. Dans le quatrième chapitre de sa Notice sur les divisions territoriales et la topographie de l’ancienne province de Touraine, on y trouve bien, enfin, notre expression. Pour s’en convaincre un petit tour sur Gallica, toujours aussi efficace, nous le prouve : lien pour accéder directement à la page. Que dit Mabille ? Pratiquement rien ! Dans une liste des ports sur la Loire il indique Portus rupium avec en précision Roche-Corbon (orthographe fantaisie de Rochecorbon, fort usitée à la fin XVIIIe et début XIXe siècle). Mais c’est tout ce qui en est dit : on ne sait où Mabille a trouvé cette information, il ne donne pas ses sources. Difficile de s’appuyer sur une telle citation.
Conclusion (provisoire ?) : avant 1900 l’expression Portus rupium n’existe que dans un seul texte, sans en expliquer la source. Invention de l’auteur ? Reprise écrite d’une légende ou d’un « on-dit » ? Impossible de statuer définitivement, mais il convient de constater que la source est très friable, d’autant qu’aucun travail ultérieur n’a permis de confirmer !
Portus
Tout chercheur ne peut se satisfaire de terminer par un point d’interrogation sans avoir explorer toutes les pistes.
Imaginons que cette expression soit bien réelle. Comment la traduire en français moderne ?
C’est là la deuxième faiblesse des démonstrations habituellement entendues ou lues : le portus du latin du moyen-âge signifierait un port. Cette traduction est très peu probable, pour ne pas dire erronée ! Le terme portus était utilisé pour désigner un lieu où l’on passait d’un endroit à un autre :
– un port, un quai d’embarquement, une grève d’atterrissage permettant le passage d’un bateau vers la terre ferme,
– un bac permettant la traversée d’un cours d’eau,
– un gué,
– un col permettant le passage d’une vallée à une autre (col du Somport, Saint-Jean Pied de Port, col de Porte,…)
– …
Or que savons-nous de la géographie de la Touraine moyenâgeuse :
– qu’il avait de très nombreux échanges fluviaux, l’accès aux bateaux se faisant soit en se posant sur une grève soit par des rampes d’accès, les cales. Pour autant peut-on parler d’un port ? Pas à Rochecorbon en tout cas ! Les transports par route étaient très coûteux (chariot, animaux de trait, durée du trajet) et malaisés (routes en mauvais état, embourbements, …), chacun faisait au plus court. Or les points d’amarrage sont nombreux, assez pour qu’il n’y ait pas besoin de déterminer un point unique plus accessible.
– que les bacs, comme les ponts, étaient assez rares. Le bac de Rochecorbon est connu. Mais il est d’une importance très faible, assez tardif sous une forme officielle (XIXe siècle). Rien n’aurait pu justifier une dénomination particulière.
– qu’à Rochecorbon il y avait sur le ruisseau la parcourant un gué d’une importance telle qu’il avait donné le premier nom à ces lieux : Vodanum venait du mot latin Vadum, le gué.
– qu’à Rochecorbon on ne trouve pas de col, même si l’ascension de certains de ses coteaux peut durcir les mollets des cyclistes !
Si l’origine de Portus rupium remonte avant le Xe siècle, il ne peut s’agir que du gué.
S’il est du XIIe ou XIIIe, c’est très probablement le gué. Et l’on peut se souvenir que le mot portus était alors également utilisé pour désigner un gué sur lequel un péage était appliqué. Or c’est à cette période que le seigneur de Rochecorbon va créer le péage sur la Loire (avéré) et un sur ses gués. Le seigneur ayant mis des péages sur tous ses gués importants, celui de Rochecorbon est très probable vu son ampleur, bien que n’ayant pas laissé de traces écrites : les seules traces écrites sont essentiellement des jugements sur les péages ayant entraîné des conflits, les autres traversant l’Histoire sans traces.
Au XIVe siècle et après, le lieu n’aurait pas laissé de nom latin mais un nom en (vieux) français.
Rupium
Difficile de refuser ce terme à Rochecorbon dès lors qu’il s’applique aux environs immédiats de la Loire au moyen-âge. Le nom du lieu, apparu pour la première fois en 1212, était Ruppibus Corbon (2) les roches (rochers) de Corbon. La famille fut d’ailleurs surnommée « des Roches », Rupibus ou Rupes.
Conclusion
Ma conclusion actuelle (3) sera plus sévère que la réserve que j’avais exprimée dans mon livre : oublions ce portus rupium qui tient plus de l’invention que de la réalité historique.
Ou, par excès de gentillesse, autorisons-lui l’entrée dans l’album des contes et légendes de Touraine.
La parole est laissée ouverte sur ce blog, et je serais enchanté de démonstrations contradictoires : tout ce qui fait avancer vers la vérité est bon.
Et ce qui l’en écarte, mauvais.
(1) par exemple
et même certains de mes anciens textes ou ceux de notre blog !
(2) l’acte authentique cite bien Ruppibus Corbon, avec un double P atypique et un Corbon non décliné. Les textes suivants seront plus exacts en écrivant Rupibus Corbon(is).
(2) l’acte authentique cite bien Ruppibus Corbon, avec un double P atypique et un Corbon non décliné. Les textes suivants seront plus exacts en écrivant Rupibus Corbon(is).
(3) précaution de langage, peut-être un jour saurons-nous la vérité…