Une Marianne sage

Elle trône dans la salle du Conseil municipal (ou salle des mariages), mais plus personne ne la remarque. Peut-être justement parce qu’elle est trop sage ?

Ce buste est celui de la République, mais au XXe siècle on l’appela volontiers Marianne. Pourquoi ce prénom Marianne ? Comme on ne le sait pas, chacun y va de son hypothèse : la conjonction de Marie et Anne, deux prénoms courants assemblés. Ou est-ce le Marianne de quelques textes pré et post révolutionnaires, ou encore le prénom de la femme d’un des sculpteurs qui l’a représentée… Bref, à chacun sa version, impossible de choisir ! Reste une chose sûre : il n’y a jamais eu de République ou Marianne officielle. Les mairies n’ont jamais eu l’obligation d’en acquérir une ou de l’exposer. C’est juste une tradition qui s’installa notamment lors des périodes où la population en avait besoin, aux débuts des deuxième et troisième républiques. Et l’habitude perdura.

Dès la Première République de 1792 on chercha des symboles remplaçant ceux issus de la monarchie : le drapeau bleu-blanc-rouge — qui d’ailleurs au commencement était rouge-blanc-bleu, le rouge près de la hampe. On le dit symbolisant le blanc du roi entouré par le bleu et le rouge de Paris. Et puis l’hymne, la Marseillaise, appelée initialement Chant de guerre pour l’armée du Rhin, chant patriotique. Tout un symbole footballistique : le drapeau en rouge et bleu du PSG et le chant entraînant des Marseillais de l’OM !

Revenons à notre statue. Elle a été achetée par la mairie de Rochecorbon le 9 mai 1881, comme en témoigne la délibération du Conseil municipal:

Le texte nous dit qu’il y avait déjà un premier buste, mais jugé trop petit et qu’on placera dans la classe des garçons. Le prix d’achat : 60 francs. Le secrétaire de mairie était payé 300 francs par an (pour une activité à temps partiel), le garde-champêtre 600 francs.

Restait à choisir le modèle de buste. En effet, à ses débuts cette République ou Marianne symbolisait la fougue, la révolte, la victoire. Elle était souvent figurée dénudée :

un peu dénudée comme dans ce dessin espagnol de Tomas Padro en 1873 (sensé représenter la République espagnole, mais le RF et le coq donnent d’autres indices),

un peu plus comme dans le célèbre tableau de Delacroix (peint en 1830, il ne connut sa notoriété qu’avec la Deuxième République de 1848),

encore plus, mais habilement caché, par le peintre Daumier en 1848,

voire beaucoup plus comme dans cette gravure anonyme de 1791 juste avant la Première République !

La République sage

Non. Dans les années 1870, les premières années de la Troisième République, on ne cherchait plus à vanter la vaillance et la bravoure, mais la sérénité et la protection de la République. Il fut alors imaginé une République ou Marianne « sage ».

  • Sage par son visage, ni hurlant ni grimaçant, mais posé, calme, le regard fixé vers l’avenir, avec un petit sourire jocondien.
  • Sage par sa chevelure retenue par un noeud dont les extrémités tombent sur les épaules.
  • Sage par l’absence de poitrine dévoilée, remplacée par un RF République Française.

C’est un sculpteur, fils d’un émigré italien, qui proposa le modèle du buste présent à Rochecorbon. Il s’appelait Angelo Francia, un nom prédestiné. Il fit ce modèle vers 1875-1876, produit ensuite à grande échelle par différents ateliers. Celui de Rochecorbon fut édité par Yves & Barret, à Paris, comme en témoigne la marque (très sombre) sur le côté droit du buste :

Examinons quelques détails symboliques.

La tête est enserrée d’une couronne de feuilles de chêne (à droite) pour la force, et de laurier (à gauche) pour la victoire, l’immortalité.

Au-dessus, une étoile à cinq branches symbolisant l’harmonie universelle, la perfection, la force intellectuelle. Début XXe certains crurent y reconnaître le pentagramme des Francs-Maçons : au mieux on supprima l’étoile, au pire on détruisit le buste.

Sur la base du buste, à l’emplacement de la poitrine supprimée, le RF et un faisceau de licteur. Le licteur était dans la République romaine une personne chargée de l’application des décisions judiciaires : pour cela il avait des bâtons pour frapper, des liens de cuir pour attacher, et une hache pour trancher et exécuter. Le tout était assemblé en un « faisceau ». Ce symbole fut adopté par les Révolutionnaires français pour exprimer la solidité, l’unité et l’indivisibilité de la République. Un symbole qui suscita quelques gênes lorsqu’il fut adopté en 1919 par Mussolini : le faisceau (fascio en italien) donna le mot fascisme…

Ah, j’oubliais : en 1881 on attacha au buste un bonnet phrygien, autre symbole républicain. Ce qui fit controverse. Des protestations s’élevèrent lors du Conseil municipal d’août, si virulentes que le maire fit appel au préfet pour trouver une solution. À la séance suivante, tout le monde s’était calmé et la motion demandant la suppression du bonnet était retirée. Aujourd’hui le buste est complété d’un petit drapeau tricolore.

Je laisserai la conclusion à Michel Delpech : « que Marianne était jolie ». Maintenant vous la regarderez !


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