L’étrange portail du Manoir des Basses Rivières

Le nom de la propriété est gravé sur un des piliers de l’entrée au 24 du quai de la Loire
Dissimulé derrière son haut mur qui borne l’ancienne route nationale 152, le manoir des Basses Rivières fait partie intégrante de l’histoire locale. Avant la révolution cette demeure dépendant du fief de la Tour, donc de la Baronnie de Rochecorbon. La maison actuelle semble avoir été construite vers 1775 tel que l’affirme Denis Jeanson dans « sites et monuments du Val de Loire ».
Or d’anciennes cartes des années 1750  représentent une propriété proche de ce qu’elle est aujourd’hui. la configuration du manoir, de ses jardins, de son mur de clôture sont pratiquement identiques à ce que l’on peut voir aujourd’hui.

 

carte des années 1750 décrivant le coteau de Rochecorbon, les cavités dans le coteau sont fidèlement représentées source ADIL
une autre carte de la même période; le jardin d’agrément offre la même implantation que l’actuel; cela signale une habitation bourgeoise  résidentielle
Sur cette dernière carte on peut parfaitement identifier le mur de clôture avec son accès principal, la carte précédente précise le jardin clos, coté Loire, au sud de la route.
L’examen du mur actuel montre la présence supplémentaire d’une autre porte aujourd’hui murée; elle porte, gravée sur son fronton une date; 1713, témoignant, à cette date, de la présence probable d’une habitation d’importance. L’évolution de cette propriété fera l’objet d’une étude distincte.
Sur la rue, une porte murée porte l’indication d’une date; 1713

Le portail principal

Le  renfoncement du mur, les deux piliers massifs, dont l’un porte gravé le nom de la propriété est totalement conforme au plans précédents et semble indiquer que le portail de fer forgé à deux ventaux que l’on peut aujourd’hui découvrir était destiné, dès l’origine pour cet emplacement; il date du XIIIème siècle comme le reste de la propriété.
le portail d’entrée flanqué d’une porte de service sur la gauche.
A son fronton, ce portail est parfaitement décoré  de motifs à résonance religieuse. Examinons l’image ci dessous :
le fronton du portail avec ses motifs religieux
Au centre trois lettres DUC, dont l’interprétation reste à découvrir, nous y reviendrons plus loin. Cet anagramme est entouré d’un chapelet; on y trouve les cinq dizaines de perles noires attribuées, chacune aux « Je vous salue Marie« ; ces dizaines étant séparées par les perles dorées pour le « Notre Père », en bas le crucifix de ce chapelet, reposant sur un objet non identifié; peut être un autel.
Le chapelet est à l’intérieur d’une étole de prêtre portant deux croix de Malte. Au sommet, surmontant des feuilles stylées,  quelque chose pouvant correspondre à une barrette de religieux ou une sorte de couvre-chef. L’ensemble est remarquable, mais intrigue. Pourquoi ce type de portail à l’entrée de ce manoir, quelle est la signification de des trois lettres DUC?

Recherches d’interprétations

Première fausse piste.

On interpréta les trois lettres D.U.C. comme étant le signe de propriété d’un DUC. Ce portail aurait fait partie d’un de ces châteaux qui aurait été détruit. Si on suit cette piste on pense immédiatement au Duc de Choiseul dont le château de Chanteloup fut rasé, et des pièces dispersées. C’était en tout cas l’explication que donnait Mr Brosseau lorsqu’il faisait visiter le Musée d’Espelosin, qu’abritait le manoir. Si  cette explication s’avère fausse maintenant elle avait l’intérêt d’attirer l’attention sur cette oeuvre qui vraiment le mérite.

Seconde fausse piste

Elle prend en compte l’historique du manoir; lorsqu’on creuse un peu, on constate que plusieurs chanoines du chapitre de St Gatien (cathédrale de Tours) furent associés à cette propriété, en particulier un Gitton de la Ribellerie et un dénommé Papion. Il m’a donc paru évident que l’existence de ces ecclésiastiques justifiait la présence de symboles religieux à l’entrée de leur domaine, et qu’ils en étaient à l’origine.

Le Manoir des Basses Rivières

Il s’agissait de trouver dans le vocabulaire religieux, une devise, une expression dont D.U.C. pourrait être anagramme, et, puisqu’il s’agit de religieux, la possibilité d’expressions latines parait évidente. D.U.C  pourrait être l’anagramme de « Dominus Vobis Cum », « que le Seigneur soit avec Vous« . Il faut savoir que les latins ne différenciaient pas le U du V. Mais cette explication s’avéra non conforme à la réalité.

La vraie histoire de ce portail

 
Lors de mes recherches historiques à la bibliothèque de la Société Archéologique de Touraine, je suis tombé par le plus grand des hasards sur un article publié en 1943 dans le bulletin de cette société ‘Tome XVIII page 271) en voici un extrait :
“M. J.-E. WEELEN fait une communication sur l’ancien hôtel de Baudry détruit par la guerre. Cet hôtel dont on ignorait jusqu’au nom, était, en dernier lieu, le siège de la Chambre des Métiers d’Indre-et-Loire dont le président, M. Gaillard, détient les archives de la maison. Jadis, l’hôtel qui se trouvait rue de Lucé, alias rue Chèvre (n° 5 ancien et 7 nouveau), relevait non loin des remparts qui surplombaient les fossés Saint-Georges et proche « le portail de Baudry », véritable porte de ville, ouverte probablement par l’un des maires de Tours de la famille Taschereau, seigneurs de Baudry. A moins que l’hôtel fut la maison de ville des Taschereau et qu’il ait donné son nom à la porte. C’était un grand corps de logis, de deux étages, avec comble à la française, cour pavée, servitudes et puits, le tout ouvrant sur rue par une porte à deux ventaux munie d’un guichet. A une époque récente, cette porte fut remplacée par une très belle grille en fer forgé du XVIIIe siècle qui est encore en place. Cette grille provient du couvent des Dames de l’Union Chrétienne dont le monogramme, au-dessus d’une petite croix, se lit dans le fronton. A tous points de vue, ce travail de ferronnerie mérite de survivre à l’incendie de l’hôtel. En 1740,l’hôtel de Baudry qui dépendait de la paroisse Saint-Hilaire et du fief de l’Aumônerie de Saint-Julien, était la propriété de Marguerite Bernier. Plus tard, vers 1760, il appartient à Étienne Gasnay, « bourgeois de Tours» et «maistres de pension »,qui laisse pour héritier son neveu J.-B. Gasnay, également maître de pension à Lisieux. En 1765, il est acheté par René-François Barbet, avocat au Parlement et au Bailliage et Siège présidial de Tours, et tombe dans la part de sa fille Charlotte-Jeanne-Justine Barbet, en l’année 1800.
Pendant tout le XIXe siècle, l’hôtel de Baudry passa de mains en mains. M. J.-E. Weelen nomme Pierre-Jean Rolland, « officier  de santé dentiste » et sa femme, Ursule JeufTrain (1811), le comte de Poix (1834), Jacques-Louis Blot (1858),Paul Viot (1871),M. Champigny (1895), antiquaire, qui abrita dans l’hôtel, pendant de longues années, le superbe carrosse des rois d’Espagne durant leur séjour forcé à Valencay sous l’Empire..”.
Comme le suggère ce texte, « le portail méritait de survivre; il fut probablement acquis par Mr d’Espélozin artiste et antiquaire.
 
Mr d’Espélosin sur les marches du Manoir des Basses Rivières. ‘sourcre photographique Mme J.Caillon,
elle est présente sur la photo)

Mr d’Espélosin avait acheté ce Manoir à la fin du XIXème siècle à un officier britannique Mr William Richmond Nixon enterré à Rochecorbon. Cet Anglais s’était installé sur la rive droite de la Loire depuis fort longtemps (avant 1836) et participait à la vie de la colonie Anglaise locale; elle était importante, et on peut penser qu’il participa à l’acquisition du temple protestant demandé par cette communauté (voir plus loin). Ce William Richmond Nixon avait acheté le manoir à Jules Taschereau.  Mr d’Espélosin  le légua à sa mort à la ville de Tours qui créa dans cette propriété le « Musée du vin »,

document décrivant le musée installé aux Basses Rivières

 

Les Dames de l’Union Chrétienne

Qu’est cette association aujourd’hui disparue. Il en demeure un témoignage: le Temple protestant, situé rue de la Préfecture. Il   a été construit à la fin du XVIIe siècle pour être  la chapelle (catholique) d’une congrégation religieuse féminine, les Filles de l’Union Chrétienne. Cette association fut fondée en 1676 par l’un des chanoines du Chapitre de Tours, l’abbé Joseph Sain (1630-1708). Ce dernier devint évêque, et fut enseveli dans l’édifice. Cette communauté intégrait une vingtaine de religieuses : les Dames de l’Union Chrétienne  et ne recevait que des veuves, et des demoiselles de la Religion Prétendue Réformée nouvellement converties: il s’agissait «de tirer les femmes de l’hérésie de la secte calvinienne ». Cette congrégation fut très active au lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes (1685). Cette communauté fut dissoute en 1790.

 

La Chapelle des Dames de l’Union Chrétienne aujourd’hui Temple Protestant, la plaque en Mémoire du fondateur des Dames de l’Union Chrétienne et sa traduction par Denis Jeanson

 

Contrairement à beaucoup d’autres biens nationaux, la Chapelle ne fut pas vendue. L’Administration y fit transporter, en 1792, les plantes exotiques du jardin de Marmoutier, puis la convertit en arsenal en avril 1796. Elle y établit plus tard un pensionnat de garçons.
La Chapelle fut acquise l’an XII par le sieur Bucheron avant de devenir la propriété de Monsieur de Vildé. En 1816, des Anglais s’établirent en Touraine et furent à l’origine du renouveau de l’Église Protestante en Touraine. La communauté réformée, disparue depuis la Révocation de l’Édit de Nantes (1685)  s’était reconstituée en 1838, et les Anglais affermaient   la propriété de Monsieur de Vildé. On peut penser que Sir William Richmond Nixon fréquenta ce temple sans préjuger que le portail de l’ancienne congrégation serait un jour aux Basses Rivières.
Les hasards de l’histoire créent des rapprochements surprenants !!!!

6 réflexions sur “L’étrange portail du Manoir des Basses Rivières

  1. Merci Robert pour cet intéressant éclairage.

    En compléments :
    – ce manoir date effectivement d’avant 1775 : peut-être a-il été modifié à cette date. Mais en 1765 on le décrivait déjà ainsi : « maison de maître composée au rez-de-chaussée d’un vestibule, de deux chambres à cheminée de chaque côté, cabinets derrière, trois autres chambres en mansarde, au-dessus grenier dans la longueur des dites chambres ». C’est pour son bicentenaire qu’il est classé en 1965.
    – le classement initial concernait la façade, les toitures et le parc. Ce dernier s’étendait de part et d’autre de la route, mais pour la partie sud (le potager), il n’en reste plus que la grille d’entrée que l’on peut encore voir au bord de la route en face du manoir : tous les beaux parcs de Rochecorbon ont malheureusement disparu après-guerre (Basses-Rivières, Rosnay, L’Olivier, Sens,…), il n’en reste que des plans…
    – ce manoir dépendait de la Baronnie de Rochecorbon (et non de La Tour), il figurait sur son censif (censif = chartier = terrier = liste des biens attachés à un fief). Mais effectivement à cette époque le propriétaire possédait également des vignes au-dessus du coteau, le long de l’ancien chemin menant de Saint-Georges à Rochecorbon par le plateau, dépendant pour parties aux fiefs de la Baronnie, du Crochet et de La Tour, d’où les confusions. En 1730 le seigneur de La Tour, Jean-Victor de Fescan, avait reçu hommage de terres appartenant au domaine des Basses-Rivières, mais pas du domaine lui-même. Toutefois c’est à cette époque que Massiet du Biest estime la construction de cette résidence « secondaire » (qu’on appelait alors « une Folie »), ce que je confirme avec l’analyse et la datation que j’ai faites de la deuxième carte présentée.
    – M. D’Espelosin (avec un S) n’avait pas converti sa maison en musée. Il en avait fait le legs initial début 1943 à la Ville de Tours pour en faire une maison de convalescence pour enfants, du type du Préventorium de Vauvert. Par codicille d’avril 1944 il y souhaite finalement l’installation d’un musée qui porterait son nom. Il décède peu après, le 13 juin 1944. La Ville de Tours accepte le legs et ouvre en 1946 un musée basé sur les collections d’Espelosin augmentées de céramiques tourangelles. En 1950, faisant le constat du peu d’attrait, la Ville décide, 6 ans après la disparition de d’Espelosin, de convertir le site en Musée tourangeau de la vigne et du vin (maison + caves). Le perron est entièrement refait (il n’est donc pas d’époque) et le musée ouvre en 1954.

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  2. Le Manoir des Basse Rivière dépendait bien du fief de la Tour qui lui même dépendait de la baronnie de Rochecorbon; il y a beaucoup d'erreurs sur ce sujet. Jean Victor de Fescan était entre autres titres, Seigneur de « la Tour en Rochecorbon », ce titre sera repris par sa fille René Louise de Fescan qui deviendra Marquise d'Oysonville ou Doysonville; c'est pourquoi certains semblent penser qu'elle habita les Basses Rivières, idée que je ne partage pas: Concernant d'Espélosin, je suis d'accord; il légua tous ses biens à la ville de Tours, et demandait que les Basses Rivières soient consacrées aux enfants Malades, la Ville de Tours en fit un musée; je corrigerai mon texte en conséquence

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  3. – je te confirme le rattachement des Basses-Rivières : dans l'acte de vente du 25 août 1765 il est textuellement écrit que la maison et sa closerie sont un fief, dépendant de la baronnie de Rochecorbon. Ce fief doit donc payer le cens (ici le denier à quartier) à la Baronnie. Il n'est redevable en rien à son homologue, le fief de La Tour. En revanche dans le même acte l'article 4 décrit une pièce de vigne sur le coteau, appartenant au propriétaire des Basses-Rivières mais relevant du fief de La Tour. Tu as raison, il y a bien des erreurs, il faut bien rechercher les textes originaux !
    – je te confirme que c'est bien d'Espelosin qui demande in fine la création d'un musée. Il précise même qu'il devra se baser sur ses propres collections pour en faire un musée de l'époque Louis XVI. Ce que fera la ville de Tours en 1946.

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