Quels sont ces vestiges en Loire, face à Marmoutier et Rochecorbon?

Préambule

Cet article reprend une mini présentation faite à la Société Archéologique de Touraine par l’auteur. Le texte ci après devrait refléter ce qui sera publié dans le bulletin 2014 de la SAT. Il reprend un article précédent qui avait été publier sur ce blog, en le complétant et l’amendant.


Marmoutier est sur la commune de Sainte-Radegonde (aujourd’hui réunie à la ville de Tours), à la limite ouest de Rochecorbon. Cette proximité géographique a tissé des liens très étroits entre l’abbaye et les seigneurs de Rochecorbon. Ces derniers se montrèrent souvent généreux. Plusieurs chartes anciennes en témoignent, donnant ainsi de précieux témoignages sur l’histoire des îles de la Loire ; il suffira de citer dom Martène qui relate dans son Histoire de Marmoutier publiée par l’abbé Casimir Chevalier :

            Depuis qu’Alexandre, seigneur de Rochecorbon, eût pris l’habit religieux à Marmoutier sur la fin de ses jours, Robert son fils, qui avoit succédé  à ses honneurs, conserva toute sa vie une affection particulière pour ce saint lieu. Il y venoit souvent et témoignoit aux religieux toute l’amitié et l’estime possible. En ce temps-là,  la rivière de Cisse[1], qui prenoit son cours dans le jardin du monastère, et s’alloit  jeter dans la Loire près des ponts de  la ville, formoit une île assez agréable, qu’on appeloit la Belle-Ile ou l’Ile de Marmoutier. Comme elle appartenoit à ce seigneur, Guillaume, prieur de Marmoutier, et qui auparavant avoit été archidiacre de Rennes, lui représenta que ce lieu seroit fort propre pour y bâtir une maison commode pour les infirmes, et pour ceux qui voudroient entièrement se séparer du commerce des hommes pour ne vaquer qu’aux exercices  de la contemplation car il y avoit une grande forêt qui formoit dans l’île une solitude assez étendue. Robert goûta cette pensée, et comme il aimoit les religieux, il n’eut pas de peine  à se déterminer de leur en faire une cession. Dans cette vue il vint un jour à Marmoutier, s’entretint de ce dessein avec l’abbé et le prieur, et tous ensemble s’étant allés promener dans l’île, ils en firent le tour, et après plusieurs discours sur  le sujet qui les avoit amenés, il en fit une donation au monastère pour attirer sur sa personne et sur toute sa famille les grâces du Ciel, et en investit l’abbé Guillaume, en lui donnant des joncs qu’il tenoit en sa main.[…] Après cela, l’abbé et les religieux prièrent l’archevêque Gilbert de venir bénir le lieu où ils avoient dessein de bâtir les officines et les lieux destinés pour les infirmes et pour ceux qui voudroient vaquer à la contemplation. Il se transporta aussitôt sur les lieux, bénit de l’eau avec les oraisons prescrites dans le pontifical, en aspergea les places où l’on devoit bâtir l’église et les officines, et parce qu’il y  avoit déjà une chapelle de bois, en attendant qu’on en fit une de pierre, il bénit celle-là[2]. Ceci se passa l’an 1123, un vendredi de l’Avent. (MSAT t. XXV, 1875, p. 46).

En 1222, Geffroy de Brenne, seigneur des Roches, confirma la donation de son père Robert de Brenne[3]. Ce texte et plusieurs autres ensuite nous décrivent donc une île se situant en face du monastère et sur laquelle auraient été aménagées des constructions.
Qu’en est-il de cette île et des éventuels bâtiments implantés au Moyen Age ?

L’Isle de Marmoutier ou la « Belle Isle »

Aujourd’hui aucune île n’est identifiée sous le nom de « Belle Isle » ou « Isle de Marmoutier ». Il faut se référer aux textes anciens pour la localiser, sachant que la Loire a continuellement modifié la configuration de son lit. L’examen des archives donne quelques informations sur son emplacement, par exemple une enquête du 17 février 1643. Menée pour établir la propriété des religieux, elle a recours à deux anciens habitants de Sainte-Radegonde dont le témoignage est ainsi résumé :

            Enquête faite par le bailly de Marmoutier par laquelle deux personnes déposent :
– 1° Gatien Luneau, tailleur d’habits à St Oüen,  âgé de 75 ans, que le plein fief et domaine de Marmoutier du côté du vent d’amont [le copiste a mal lu l’original : il s’agit du vau – la vallée – d’amont] vers et au long de la rivière de Loire, commance à [la] fontaine Saint-Germain[4] et finit à l’arche des grands ponts de Tours appellé l’arche de St Sicault[5] sur laquelle il y avoit une croix de fer ; qu’avant la construction de la levée, souvent les eaux passoient dans l’enclos de l’abbaye et se perdoient par la grille qui étoit entre les deux tourelles[6] ; qu’il y avoit un canal qui les conduisoit dans la rivière de Loire, jusqu’auquel canal, en ce qui est depuis lad. abbaye jusqu’aux ponts[7] de Tours, les héritages des particuliers sujets de Marmoutier s’étendoient ; que ce qui est au delà dud. canal et ancien fossé du côté de la rivière de Loire a toujours été appellé l’isle de Marmoutier ; qu’il a oüi dire que la plus grande partie desd. terres étoit autrefois plantée en arbres qui furent abattus par M. de La Rochefoucault, abbé de Marmoutier, et que depuis lesd. tourelles jusqu’aux dits ponts, la plupart de ces terres étoient en boüillards[8] et saules.
– 2° Pierre Meunier, âgé de 103 ans 4 mois, dépose comme cy dessus, ajoutant avoir bonne connoissance d’avoir vu lad. isle pleine de saules et boüillars dont les religieux de Marmoutier jouissoient : laquelle saulais et isle aboutissoient et joignoient le long de celle appellée l’isle Aucart et alloit alors depuis lad. abbaye jusqu’entre les ponts sans l’incommodité de l’eau.
Figure 1 : Le pont (ou les ponts) de Tours en 1625 : une des îles que l’on découvre est probablement l’extrémité ouest de l’île de Marmoutier
Les sondages effectués ou reportés par Élisabeth Lorans confirment l’existence d’un « paléo chenal » à la position où dom Martène cité précédemment positionnait la Cisse. Or un examen plus détaillé des documents anciens laisse penser que l’Isle de Marmoutier resta longtemps accrochée [9]à la berge nord et ne s’en sépara vraiment que lors de la création des levées et turcies. Ces travaux seront sources de procès (ADIL, H240) ; les moines en 1481 s’opposeront au creusement d’un fossé d’une profondeur de 30 pieds et d’une largeur de 300, longeant les remparts de Marmoutier. L‘île de Marmoutier se désolidarisait de la berge.
Il ne faut pas chercher à imaginer la cartographie des lieux à partir de la situation actuelle. La Loire ainsi que l’homme ont transformé considérablement le paysage. Imaginons simplement une bande de terre partant de Saint-Georges et atteignant Tours, englobant l’île Saint-Georges, l’île aux Vaches actuelle, ainsi que l’île Aucart, et que le bras de Loire qui aujourd’hui sépare ces îles de la berge nord n’apparut que tardivement.


Figure 2 Carte des abords de l’abbaye de Marmoutier vers 1730 (estimation). L’île de Marmoutier n’est pas représentée. Source ADIL Plan du coteau de St Symphorien à Rochecorbon  côte II.3.1.15


Les cartes anciennes ne donnent aucune information étayant les textes trouvés ; certaines ne représentent pas les îles. Cette désaffection des cartographes est probablement due à l’intérêt non stratégique de ces propriétés ; pas de construction importante, elles sont ignorées par les grandes voies de circulation terrestres et l’usage qu’en font les moines reste « discret » ; ils se contentent d’utiliser ces propriétés en terre de rapport qu’ils exploitent directement ou non sous forme d’oseraies, saulaies, « pastureaux » ou « gravanches »[10].

Figure 3 L’île aux Vaches aujourd’hui (photo © GEOPORTAIL).


 Actuellement, l’endroit est nommé « île aux Vaches ». Sa configuration change suivant les érosions. Elle se divise en plusieurs îles lorsque les eaux s’élèvent. Suivant la saison, une île ou un ensemble d’îles font face à Marmoutier. Cet archipel porte le nom d’île aux Vaches, nom probablement issu de l’usage qui perdura aux XIXe et XXe siècles d’y faire l’élevage de bovins. Une ferme avait été construite sur cet emplacement et fut habitée jusque vers 1950 (source : M. Michel Debelle), moment où la ville de Tours l’acheta pour y installer sa station de captage. Par contre, elle porta d’autres appellations dont celle d’île au Perron.

L’île au Perron (ou aux Perrons)
Si ce nom « perron » désigne encore aujourd’hui la pierre de seuil d’une porte, ou un petit escalier, son sens local décrit une ou des grosses pierres. Il y aurait, donc, eu de « grosses pierres » sur l’île en face de Marmoutier ! Ces pierres ne seraient-elles pas les restes de culées d’un pont ou d’anciennes dépendances de l’abbaye ? En reste-t-il des traces et des témoignages ? Jacques Dubois, expert en archéologie aérienne (voir son ouvrage Archéologie Aérienne. Patrimoine de Touraine publié par Alan Sutton en 2003)  fournit la photo ci-dessous[11](fig.4, tirée du BSAT 2004, p.81). 


Figure 4 Photo de Jacques Dubois, publiée avec la légende suivante ; « Tours. 20.9.2003. Marmoutier. Restes d’un possible pont sur la Loire an niveau du parking ».


Dans les pages qui accompagnent cette photo Jacques Dubois écrit :

            Au droit de Marmoutier, au niveau du parking, apparaissaient deux piles et ce qui pourrait être une culée d’un pont, déjà observées au sol antérieurement par Patrick Neury, m’a-t-il confié, mais jamais publié ; ce vestige semble très intéressant à étudier, au moment où Élisabeth Lorans va entreprendre une étude exhaustive de Marmoutier et de son environnement. Un deuxième passage plus en aval, au niveau de la rue Saint Martin, semble exister : trois vestiges sortent de l’eau.

La photo de ce second passage n’est pas reproduite ici (voir Bulletin de la SAT 2004, p. 84) ; mais l’examen mené sur place montre effectivement la présence de poteaux à demi submergés. Le profil de ces poteaux semble trop récent pour présenter un intérêt historique. Ils furent probablement mis en place lors de la réalisation de la station de captage de la ville de Tours (il n’est est pas de même de la photo présentée fig. 4).

Investigations sur la rive Sud
J’ai personnellement recherché sur l’autre rive (rive gauche) la présence de vestiges anciens. En explorant le bord du fleuve durant l’été 2013, j’ai pu observer un bloc maçonné pouvant faire partie d’une culée de pont. N’étant pas compétent dans ce type d’ouvrage il m’est difficile de conclure. Par contre le bloc, reposant partiellement immergé, proche de la berge est accompagné d’autres blocs.


Figure 5 Bloc maçonné, sur la rive gauche de la Loire, (en face de Marmoutier). Les coordonnées géodésiques fournies par l’appareil photo étant 47°23’50.60″, 0°43’19.152″. Un second bloc émerge plus loin (photo R. Pezzani, 8 septembre 2013).


Y-a-t-il un lien entre l’observation de Jacques Dubois et celle-ci ?

Si on porte sur une vue satellite de l’IGN ces deux observations, on obtient les repères 1 et 2 de la figure 6. Constatant que ces morceaux d’ouvrages sur les deux rives se font vis-à-vis, on est en droit de penser qu’ils pouvaient faire partie d’une même structure, par exemple un pont ou autres systèmes permettant de traverser le fleuve et de rejoindre Marmoutier. Est-ce crédible ? Peut-être pas ; dans ce cas, l’énigme reste totale.

Figure 6L’observation aérienne faite par Jacques Dubois (repère 1) fait vis-à-vis aux ouvrages maçonnés que nous avons enregistrés sur l’autre rive (repère 2) (photo © GEOPORTAIL).


Présence de vestiges au repère 3 de la figure 6
Étant adepte de canoë, il me fut possible de venir explorer les abords de l’île aux Vaches. J’avais déjà observé, il y a une dizaine d’années, la présence de vestiges de constructions. La localisation correspond au repère 3 de  la figure reproduisant la projection Géoportail de l’IGN de la figure 6. On constate que cet endroit est proche de l’amont de la station de pompage, au milieu d’un bras secondaire de Loire inondé lorsque la rivière n’est pas à l’étiage. Le mois de juin 2014 s’avéra favorable et permit la réalisation des photos ici présentées (d’autres sont disponibles).


Figure 7 Juste en amont de la station de captage, dans un bras du fleuve asséché en été, des fragments de murs émergent du sable. Noter, sur la droite une fraction de mur partiellement dégagée du talus sablonneux ; d’autres vestiges sont, probablement, encore enfouis sous ce talus à droite (Photo R.Pezzani. 30.06.2014)
Figure 8 Le même site, vu d’un autre angle. On voit le rebord sud de la station de pompage (Photo du 30 06 2014)
Figure 9 : La présence d’un arbre sur ce fragment de maçonnerie laisse penser que le bloc était enterré sous une partie boisée et que la Loire est venue retirer le sable qui l’entourait,  le bloc maçonné assurant l’ancrage de l’arbuste (photo R. Pezzani, 30 juin 2014).
Figure <!–[if supportFields]> SEQ Figure \* ARABIC <![endif]–>1<!–[if supportFields]><![endif]–>0 Un autre fragment de mur en moellons de moyen appareil enchâssé dans des racines d’un arbre. (Photo R.Pezzani)
Figure 11 : L’ensemble est constitué de plusieurs murs répartis sur  environ deux mille mètres carrés.

Figure 12 ; Vue d’une portion de mur d’environ 5 mètres de long : on peut observer l’assemblage des pierres. Noter le réemploi de tuiles permettant probablement d’obstruer une ouverture.  Il est possible que ces matériaux de récupération comblent une ancienne cheminée dont les tuiles assuraient soit l’isolation ou un conduit (photo R. Pezzani, 30 juin 2014




 

Figure13 On voit la station de pompage derrière des vestiges
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Figure 14 : D’autres vestiges peuvent être encore enfouis au sud.
Figure 15 : D’autres murs
Figure 16 : Même en période d’étiage, certains éléments restent sous les eaux.

Figure 17 : Dès que la Loire s’élève tout est submergé.


La hauteur des eaux du fleuve exceptionnellement élevée durant de reste de l’année empêcha le renouvellement de l’opération : ces vestiges restant majoritairement sous les eaux. Ce sont des fragments de construction importants : ils sont dispersés sur  environ deux mille  mètres carrés et sont constitués de moellons de pierre taillée, assemblés en moyen ou gros appareil (voir photos). Certains montrent des épaisseurs d’ouvrages supérieures à 1 mètre et atteignant parfois 1,5 mètre et semblent correspondre à des éléments de fondation. La construction à laquelle appartenaient ces différents éléments devait être relativement conséquente.

Pourquoi ces vestiges semblent avoir été ignorés jusqu’à aujourd’hui ?
L’examen de photographies de la seconde partie du siècle dernier apporte une réponse. L’IGN possède une bibliothèque de clichés aériens dont certains sont accessibles sur internet (Géoportail). Les plus anciens remontent à 1947. Nous en avons extrait les agrandissements qui vont suivre. 

Figure 18 : Extrait d’une photo prise le 14 juin 1949. L’île aux Vaches est reconnaissable ; le bras de Loire passant devant Marmoutier, que l’on identifie parfaitement, est plutôt ténu, la Loire coulant principalement sur sa rive gauche (ce qui n’est plus le cas). On n’observe pas de vestige de construction ancienne sur l’île (extrait d’une photo © GEOPORTAIL).
Figure 19 : Extrait de photo IGN datant du 23 juin 1961. On constate un développement forestier sur l’île, mais pas de vestige (extrait d’une photo © GEOPORTAIL).


Un examen attentif de ces clichés ne permet pas de déceler la trace de restes de constructions à l’endroit où ils sont observables aujourd’hui !
Si on considère la situation en 1972 (fig. 20), on constate que l’autoroute A10 est en construction, le paysage est transformé par ce ruban blanc. Concernant le secteur qui nous intéresse, on constate que l’île aux Vaches est exploitée comme carrière de sable et gravier. 

Un accès provisoire a été mis en place entre la rive droite de la Loire et l’île, permettant aux camions de venir directement sur place. Le sud de l’île a été déboisé et s’est transformé en carrière à ciel ouvert. Le nord de l’île semble intact car la végétation est présente : en réalité cette assertion est fausse puisque la station de captage de la ville vient d’être construite ; elle compte 21 puits et un système d’adduction d’eau  souterrain situés sous cette surface boisée… On peut aussi noter, en comparant ces différentes photos, combien les bancs de sable se déplacent dans le lit de la rivière, le long d’une période d’une vingtaine d’années !

Figure 20 : Extrait d’une photo IGN de 1972 montrant le chantier de l’autoroute A10 et l’exploitation en sablière de l’île aux Vaches. Le chantier est colossal. On comprend que le pont Wilson s’effondrera quelques années plus tard. (Extrait d’une photo © GEOPORTAIL).


Intéressons-nous tout particulièrement à cette vue de 1972 : la qualité de la photo se prête à un agrandissement montrant plus de détails ; c’est l’objet de la partie gauche de la figure suivante (fig.21), sa partie droite révèle l’état des lieux en 1981 ; les vestiges sont maintenant visibles. On y voit les engins prélevant le sable, par contre le secteur où les vestiges sont localisés n’est pas exploité : les quelques arbres semblent intacts ; probablement quelques-uns d’entre eux ont survécu et trônent encore sur les restes de constructions.


Figure 21 : A gauche agrandissement de la figure précédente, face à Marmoutier. On y aperçoit les engins de chantier prélevant le sable et défigurant le lieu. Un des puits de la station de captage est visible. Les vestiges sont à deux pas, sous le bouquet d’arbres résiduel, à l’intérieur de la zone cerclée et la ferme un peu plus au sud. Sur la partie droite, le même endroit en 1981. Les vestiges ont été mis au jour par la Loire. (Extrait de photos © GEOPORTAIL).
On peut obtenir des vues aériennes inclinées mettant en évidence le relief. L’endroit concerné, est accessible sur ces représentations du site Bing Cartes(Figure 22). L’examen de cette figure nous permet de comprendre les mécanismes d’érosion qui vont mettre à jour ces vestiges.


Figure 22 :Sur cette photo donnant des vues inclinées, on aperçoit bien, partiellement immergés, quelques uns des vestiges dont nous parlons. Certains sont surmontés d’arbres. À droite, la partie boisée correspond à l’extrémité amont de la station de pompage (photo tirée du site Bing cartes).


Que constate-t-on ? Les prélèvements de sable dans l’île aux Vaches (anciennement partie de l’île de Marmoutier) ont créé un chenal supplémentaire où la Loire, en hautes eaux, s’engouffre et vient affouiller le lit sablonneux ; les prélèvements de sables, en 1972, n’avaient pas mis à nu les vestiges qui nous intéressent ; le fleuve s’en est chargé. Le mécanisme d’érosion a, de plus, été accentué par l’éperon que représente la station de pompage ; son extrémité est empierrée, et, comme la proue d’un bateau, elle guide le courant vers ses flans, augmentant le creusement par la Loire, là où gisent les vestiges tout proches. La figure 22 confirme ce scénario. On y distingue les restes de constructions au milieu d’un bras de la Loire. L’éperon boisé que forme la station de pompage. Sur le haut de l’image, on voit une surface herbeuse limitée par un talus. Ce bout de prairie correspond au niveau du sol après les extractions de 1972. Partant de ce nouveau chenal, on distingue que la Loire est venue « surcreuser », dégageant les vestiges. La conséquence est qu’ils ne sont vraiment visibles qu’à l’étiage du fleuve !


Quelle est l’origine de ces vestiges ?
Aussi longtemps qu’une datation précise n’aura pas été effectuée, toute spéculation est possible. N’étant pas suffisamment compétent en ce domaine, je resterai prudent, me limitant dans cette première phase d’observation, à quelques recherches documentaires. Très vite on constate que la présence d’une chapelle sur l’île est continuellement évoquée, et cela dès la donation par Robert de Brenne : 

ce qu’il fit en l’an unze cens vingt trois à la charge de trante solz de cens payable le jour St Brice, et en outre obligea l’abbé et religieux de faire bastir une chappelle en ladite isle.  

Figure 23 : Positionnements sur une carte d’environ 1760 de la chapelle Saint-Nicolas telle qu’indiquée en 1782 et des vestiges trouvés (ceux dont il est question dans cet article : on peut constater qu’à cet endroit, on trouvait un banc de sable). Source ADIL : La Loire de Vouvray à Ste Radegonde : côte II.3.1.21/6 


En 1957, dom Guy Oury, dans son article « Erémitisme à Marmoutier aux XIeet XIIe siècles » (BSAT 1963) assimile cette chapelle à la chapelle Saint-Nicolas. Sans vouloir rejeter cette allégation, il faut noter que la position reconnue jusqu’à ce jour pour cette chapelle ne correspond pas au lieu dont nous parlons ici (voir fig. 23). La chapelle Saint-Nicolas est placée par Charles Lelong et Élisabeth Lorans, reprenant un plan de 1782 (ADIL, H240), au nord de la levée et à l’ouest de l’abbaye, alors que nous parlons de vestiges au sud de la levée et à l’est de Marmoutier. Il ne s’agit donc pas de la chapelle Saint-Nicolas, telle qu’on la situe habituellement, à moins qu’il y ait erreur sur sa localisation. Faisons en outre remarquer aussi que la chapelle Saint-Nicolas ne fut détruite qu’après 1708 comme le prouve une décision transcrite dans le registre de délibérations des senieurs de Marmoutier qui vote sa démolition en 1708 : « située entre la levée et les murailles de l’enclos », elle est depuis longtemps en ruine et il n’y a aucune nécessité de la réparer (ADIL, H 386). Elle est représentée (non nommée) sur les cartes ADIL II.3.1.15 et II.3.1.21/6

La chapelle surnommée « Ste Mussette »
L’inventaire[12]établi le 10 décembre 1664 (ADIL, H 240) contient des informations intéressantes ; il dresse une liste de titres concernant l’île de Marmoutier pour prouver la propriété des religieux de cette abbaye. On y trouve 14 item qui nous fournissent un résumé historique des événements se rapportant à cette île : don des Seigneurs de Rochecorbon, localisation de l’île, obligation des religieux d’y construire une chapelle… en voici les items 4 et 5 retranscrits par JM Gorry :

            – Item[4] produisent la lettre de Gilbert Archevesque de Tours[13] quy inclinant à la prière et la requête de l’abbé et religieux de Marmoutier se transporta en ladite Isle pour y bénir la chapelle qu’ils avoient faict bastir suivant leur obligation[14], les fondemens de laquelle dite chapelle se veoient encore aujourd’huy, qui a été ruinée par les débordemens de la rivière de Loire, et est encore maintenant vénérée par les nautonniers quy passent sur la rivière et l’appellent « Ste Mussette »[15]pour[16]estre à présent cachée par les sables et quy sert pour faire veoir que les religieux de Marmoutier ne jouissent que d’une petitte partye de ce quy leur appartient à cause des ravages causés par ladite rivière de Loire ; et est cottée. 
            – Item [5] pour prouver qu’à cause de ladite chapelle lesdits religieux ont droict de pesche dans la rivière de Loire, produisent une enqueste faicte le 29 aoust 1455 allencontre du procureur du Roy du bailliage de Tours par les officiers des Eaux et forests ; et est cottée[17].

Cette chapelle surnommée « Ste Mussette » nous renvoie-t-elle à la lointaine donation des seigneurs de Rochecobon ? Ces fondements de chapelle aux dires des religieux du XVIIe siècle qui les ont bien connus, correspondent-ils aux vestiges que nous avons observés.

Conclusions
Ces vestiges, à ma connaissance, n’avaient jamais été signalés. Cette ignorance est probablement justifiée par leur accès délicat (il faut traverser un bras de Loire) et par leur enfouissement dans les sables de la rivière. La proximité avec une ancienne ferme peut avoir introduit quelques confusions faisant négliger l’intérêt du lieu La création de la station de pompage de la ville de Tours, les prélèvements d’alluvions sur l’île aux Vaches (fraction de l’ancienne « île de Marmoutier ») et ceux des diverses dragues installées le long du fleuve, ont abaissé le lit de la Loire et lui ont permis de dégager ces vestiges dans les dernières décennies. Un premier examen des textes anciens laisse penser que ces restes de construction correspondent à une ancienne construction, déjà en ruine en 1664 et que l’on surnommait « chapelle Ste Mussette ». Peut-être faut-il prendre le mot de chapelle au second degré. Est-elle celle promise aux seigneurs de Rochecorbon par les moines de Marmoutier ? S’agit-il vraiment des restes d’une chapelle ? La taille du site (plus de deux mille mètres carrés peut susciter d’autres interprétations
Des conclusions hâtives sont évidemment impossibles ; seules des fouilles futures permettront peut-être de nous éclairer.


Remerciements
Merci aux responsables de la SAT qui ont accepté de publier ces quelques notes dans leur bulletin. Une mention toute particulière à Jean Michel Gorry qui m’a gentiment transcrit des textes que j’avais quelques difficultés à déchiffrer, à Pierre Hamelain qui avait accepté de venir affronter avec moi les eaux de Loire ; malheureusement les conditions d’étiage ne se présentèrent pas dans la fenêtre de temps envisagée. Mais partie remise !

Remarques faites a posteriori

 Les photos réalisées sur le site on principalement été réalisées le 30 juin 2014. J’ai cherché à connaitre quel était le niveau de la Loire ce jour là. L’obtention de cette information n’est pas facile car elle n’est pas disponible sur Internet: j’aurai aimé disposer de la fluctuation de cette hauteur d’eau. Le tableau ci dessous donne un histogramme du débit de la Loire mesurée à Gien (source DREAL) . A en croire ce graphique, la Loire aurait été exceptionnellement basse lorsque j’explorais l’île aux vaches; cela permettrait d’expliquer pourquoi ces vestiges ont tendance à passer inaperçus.

débit de la Loire mesuré à Gien



Bibliographie
·         MARTÈNE Edmond (dom)  Histoire de Marmoutier publiée par l’abbé C. Chevalier, MSAT, vol. XXV, 1875.
·         DUBOIS Jacques, Archéologie Aérienne. Patrimoine de Touraine, Saint-Cyr-sur-Loire, 2003.
·         LORANS Élisabeth, Le site de l’abbaye de Marmoutier. Rapport 2009-2011
·         CHOPLIN Hélène, L’évolution et la restitution du trait de rive de la Loire au niveau de Marmoutier, mémoire de master 1 d’archéologie, 2010.
·         ADIL, H 240.
·         GRANDMAISON Charles de, « Notice sur l’abbaye de Marmoutier et la Loire », dans MSAT, IX, 1857.
·         RABORY (Dom), Histoire de Marmoutier, Paris, s.d. (1910), p. 168.


Notes


[1] La Cisse est un affluent de la rive droite qui rejoint actuellement la Loire à Vouvray, donc en aval de 5 ou 6 km par rapport à la position indiquée par Dom Martène : idée reprise par Dom Oury (BSAT, 1963).
[2] […] cappellulam ligneam jam ibi factam ad faciendum divinum servicium interim dum lapidem oratorium pararetur […] (Carré de Busserolle, t.V p. 375) : …une chapelle en bois avait déjà été construite en ce lieu pour faire le service divin et attendant qu’il fût aménagé un oratoire en pierre…(note JM Gorry)
[3] ADIL, H240.
[4] La chapelle et la fontaine Saint-Germain se situent à Rochecorbon, au bas du vallon de Saint-Georges.
[5] Une chapelle de ce nom (orthographié de diverses manières) était bâtie sur l’avant bec de la première arche de la rive nord de l’entrepont. En 1410, elle menaçait ruine ; les moines de Marmoutier, seigneurs du fief auquel appartenait la chapelle refusèrent de la réparer : ce fut le début d’un long procès qui dura jusqu’au XVIsiècle.
[6] Les deux tours dites de « justices » donnant aujourd’hui dans la rue Saint-Martin.
[7] Il s’agit du pont d’Eudes dont la construction fut décidée vers 1034, situé proche du pont de fil actuel ; ce pont est un des premiers ponts en pierres de cette ampleur. Il était composé de 23 arches, de longueurs et de conceptions différentes, avec plusieurs tronçons reliés par deux îles (d’où ponts au pluriel).
[8] Bouleaux.
[9] On trouve des textes où, sous l’appellation d’isles, sont désignés des terrains souvent inondables, bordant le fleuve. Charles de Grandmaison en défend l’idée (MSAT, 1867).
[10] Berges de sable et gravier.
[11] L’examen des vues satellite de Géoportail confirme la photo de Jacques Dubois.
[12]Ayant pris la direction des Eaux et Forêts et intendant des finances, Colbert, entreprit, dès 1661, la célèbre « réformation » des forêts du Royaume. Dans le même esprit et toujours en vue de l’ordre dans l’exploitation du Domaine, il lança aussi une grande enquête sur les îles, îlots, ponts, péages, etc., en vue de faire cesser les abus et usurpations et, bien sûr, de récupérer par l’impôt un peu d’argent sur les « terres vaines et vagues » (François Ier, entre autres rois, avait déjà entrepris cela). D’où la recherche de preuves de propriété engagée un peu partout en France sur les fleuves et rivières navigables, par des lettres patentes émises en 1664 (Note de JM Gorry).
[13] De 1118 à 1125.
[14] Dans le même inventaire, il  est précisé que les moines, suite au don des seigneurs de Rochecorbon, s’étaient engagés à y construire une chapelle.
[15] Mussette en moyen français signifie cachette (du verbe musser = cacher), parce que la chapelle se cache sous le sable.
[16] Comprendre : …parce qu’elle est maintenant cachée…
[17] L’inventaire renvoie à une pièce d’archives qui est cotée.


2 réflexions sur “Quels sont ces vestiges en Loire, face à Marmoutier et Rochecorbon?

  1. La première trace écrite d'une construction en dur sur l'île semble bien dater de 1123. Elle est citée dans les Mémoires de Société Archéologique de Touraine, tome XIV, année 1864, et contenant le Catalogue analytique des Diplômes, Chartes et Actes relatifs à l'histoire de Touraine contenus dans la collection de Dom Housseau, par Emile Mabille.
    Voici la lecture qu'en donne Mabille :
    Ann. 1123. — Charte-notice. Gislebert, archevêque de Tours, à la prière de l'abbé Guillaume et des religieux de Marmoutier, bénit et sanctife une chapelle de pierre construite à la place d'une chapelle en bois qui se trouvait dans l'île donnée aux religieux par Robert, seigneur des Roches.

    De cette même charte, Dom Guy Oury n'en donne pas tout à fait la même lecture. Dans le Bulletin trimestriel de la Société Archéologique de Touraine, tome XXXIII, année 1963, il indique pp.323 que la bénédiction ne concernait pas la chapelle (l'oratoire) directement mais la construction de « logements » pour les moines.

    Il est à noter qu'Elisabeth Lorans, dans sa publication Le site de l'abbaye de Marmoutier. Rapport 2009-2011 cite également ce texte. Elle précise que l'original du texte est aux Archives Départementales d'Indre-et-Loire, cote H202.
    La transcription de ce texte a été faite par Carré de Busserolle dans son Dictionnaire…tome V publié dans les Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, tome XXXI, année 1883, dans les pp.374 et 375.

    Je laisse aux spécialistes latinistes le soin de trancher, ma seule conclusion étant qu’une première pierre avait bien été posée en 1123 pour une construction en dur sur « l’île de Marmoutier ».

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